Elena’s Aria, éloge de la lenteur

DANSE. Hué lors de sa première représentation au Théâtre royal flamand de Bruxelles en 1984 et guère mieux accueilli en France en 1987, le spectacleElena’s Aria est tombé dans l’oubli pendant plusieurs années, jamais repris par sa créatrice, Anne Teresa de Keersmaeker. Vingt-sept ans plus tard, une nouvelle version, retravaillée et réduite à 1h50, est jouée au Théâtre de la Ville. Une création fascinante, à contre-courant des autres œuvres de la chorégraphe.

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Avant même le lever de rideau, la danseuse entre sur le devant de la scène et s’installe sur un siège pour lire un passage d’un roman de Tolstoï. Le ton est donné par cet extrait : une histoire d’amour se dessine, la pièce sera structurée par l’attente et l’absence de l’être aimé.

Un tableau impressionniste

Lorsqu’elle se lève, le rideau fait de même. Le décor apparaît. Au centre et dans la lumière, un cercle tracé à la craie sur le sol. À l’arrière de la scène, une rangée de chaises de toutes formes et de toutes couleurs est éclairée. À gauche, toujours des chaises, éparpillées, dans l’ombre. On y devine les silhouettes de cinq danseuses, élégamment affalées sur leurs sièges.

Progressivement, elles se lèvent et commencent une lente chorégraphie. Perchées sur des hauts talons, moulées dans leurs robes étriquées, elles glissent d’une chaise à l’autre, dans une rythmique à la fois aérienne et languissante. La féminité des danseuses est exacerbée par leur tenue, leurs cheveux détachés, leurs épaules dénudées, leurs jambes dévoilées par les jupes remontées : la sensualité est suggérée à chacun de leurs gestes.

Ce premier motif, le trio sur les chaises, est suivi du second thème de la pièce : un solo au centre de l’espace. Une danseuse marche le long du cercle, recule, s’arrête, semble tomber en avant. Puis, la variation autour des chaises reprend, suivie d’un nouveau solo autour du cercle. Ces deux motifs s’alternent, intégrant à chaque fois d’infimes variations. Des images presques figées, tels des tableaux vivants, se succèdent. Elena’s Aria est une pièce impressionniste : les mouvements apparaissent, sont repris plus tard et prennent finalement leur sens dans une phrase complète qui ne sera révélée qu’au dénouement.

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É
carts et rupture

Avec un langage chorégraphique riche et nuancé, Anne Teresa de Keersmaeker parvient à dépeindre, avec un réalisme d’une acuité impressionnante, la douleur de l’absence et le déchirement de l’attente. Les corps avachis sur les chaises évoquent la langueur conséquente à la séparation avec l’être aimé, tandis que le mouvement du trio sur la rangée de sièges révèle l’indécision et la souffrance des personnages : une danseuse chasse l’autre de sa chaise, les corps sont brisés, se relèvent et se rassoient, ne tiennent pas en place.

Une gestuelle bégayante pour un spectacle tout en décalages. Une musique lointaine se fait entendre sur scène, comme venant d’ailleurs : elle ne semble pas être le fil directeur qui structure les mouvements des danseuses. Des images de film sont projetées sur scène tandis qu’Anne Teresa de Keersmaeker déclame des extraits de Tolstoï et Che Guevara. Danse, musique, texte et image, se croisent, se superposent sans être synchrones. Cette composition fragmentaire se lit également dans la chorégraphie : Anne Teresa de Keersmaeker semble souvent en décalage par rapport à ses danseuses, soulignant ainsi l’impression de rupture.

Elena’s Aria se construit donc dans l’inversion des principes qui ont structuré les premières œuvres de la compagnie Rosas : de longs silences, un tempo lent et une chorégraphie aérienne donnent à cette création une résonnance particulière, unique dans le parcours d’Anne Teresa de Keersmaeker.

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